Le Français, un optimiste qui s’ignore
- Le Dim 16 avr 2017
« Les Français sont les plus pessimistes d’Europe ! », s’exclame Martin Shain, chercheur en sciences politiques à l’Université de New York.
A la question d’une étude réalisée par Pew Research Center leur demandant si la vie de leurs enfants serait meilleure ou pire que la leur, les Français répondaient « pire » à 86 %.
40 ans de pessimisme
Le Français peut-il aller mieux ? Posez la question à Claudia Senik, professeure à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris, et elle confirmera que sur toute une batterie de questions destinées à apprécier la façon dont les populations envisagent leur avenir, les Français, toutes conditions égales par ailleurs, décrochent.
Et voilà au moins quarante ans que ça dure, depuis les premières études de l’European Social Survey (ESS). « On aimerait avoir des données remontant au XIXe siècle, ou au moins à la Belle Epoque, pour dater le début du phénomène. »
Et pourtant, autour de nous, des petits signes suggèrent un appétit d’optimisme. Jamais les rayons des libraires n’ont été aussi fournis en manuels de bonheur aux titres remplis de promesses : La Puissance de la joie (Frédéric Lenoir, Fayard, 2015), Et n’oublie pas d’être heureux (Christophe André, Odile Jacob, 2014), Eloge de l’optimisme (Philippe Gabilliet, Saint-Simon, 2010)…
Au cinéma, le film Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent, a fait plus d’un million d’entrées. C’est l’exemple le plus spectaculaire parmi une moisson de documentaires « optimistes », comme un antidote à la vague de films alarmistes de la décennie précédente. « Ces films, où l’écologie rencontre le développement personnel, s’inscrivent dans un registre de solutions », constate Pierre-Nicolas Combes, programmateur du cinéma L’Entrepôt à Paris, qui diffuse actuellement Gardiens de la Terre, de Rolf Winters et Renata Heinen, Le Potager de mon grand-père, de Martin Esposito et En quête de sens, de Nathanaël Coste et Marc de la Ménardière.
Ces graines d’optimisme peuvent-elles prendre racine dans nos jardins rabougris ? « Une forêt qui pousse fait moins de bruit qu’un arbre qui tombe », répond Marc de la Ménardière. Jean-Benoît Nadeau, un journaliste québécois qui vient de compiler ses observations de la société française dans un livre (The Bonjour Effect, coécrit avec Julie Barlow, non traduit), ne voit pas en quoi tout cela serait inconciliable. « Le non-pessimisme est présent dans la société française, mais il ne s’exprime pas. Ce n’est pas que les Français ne soient pas optimistes, mais ils le réservent pour le privé. »
Autrement dit, on déclarerait aux instituts de sondage que tout va mal, avant d’aller acheter des livres de Matthieu Ricard pour changer la vie à notre échelle. L’idée semble confortée par d’autres sondages, que citent souvent ces scrutateurs du moral des Français, montrant que nos compatriotes sont bien plus nombreux à se dire peu confiants quant à l’avenir de la société (70 % selon l’enquête Dynegal menée par des sociologues de la Sorbonne et le Centre Maurice Halbwachs) que pour leur propre futur (seulement 31 % de pessimistes).
Jean-Benoît Nadeau prête à ce pessimisme collectif une fonction sociale : il s’agirait d’une manière d’afficher sa solidarité lorsqu’on ne s’estime pas si mal loti. A l’inverse, se montrer optimiste en société reviendrait à ne pas prendre en compte la potentielle souffrance des autres. (D’ailleurs, écrire un article sur le caractère culturel du pessimisme pousse à se demander si ce n’est pas insultant pour ceux pour qui ça va effectivement très mal.)
Illusions perdues sur la gloire passée
Aux yeux de Simon Kuper, chroniqueur au Financial Times et installé à Paris, notre empêcheur de positiver en rond, ce sont les illusions perdues sur la gloire passée de notre nation. Pour « sauver la France », il conseille de commencer par accepter l’idée qu’elle est un petit pays.
« Les Français dans les rendez-vous internationaux devraient dire des trucs comme “vous n’avez peut-être pas entendu parler de mon pays, il est près de la Belgique, sa population représente les trois quarts de celle de l’Ethiopie et notre langue ressemble à l’espagnol.” Une fois que les Français auront absorbé l’idée que la France est juste un pays ordinaire (…) alors leur sentiment de grandeur perdue disparaîtra. »
Il suggère même de payer les enseignants à complimenter les élèves. Parce que, a-t-il observé, les Français entendent des critiques depuis leur premier jour d’école, ce qui compromettrait définitivement leur capacité à se réjouir. « Ils pensent qu’ils sont moroses parce que la situation est terrible. En fait, la situation leur semble terrible parce qu’ils sont moroses. »
« L’optimiste passe pour un imbécile »
Claudia Senik s’interroge aussi sur le poids de l’éducation. A conditions égales, fait-elle valoir, les immigrés, qui ne sont pas passés par le système éducatif français avant 10 ans, n’affichent pas le même déficit de bien-être et de confiance en l’avenir.
Une autre hypothèse éducative voudrait que notre pessimisme soit culturel, qu’on nous ait inculqué très tôt que « l’intelligence critique est plus valorisée que d’avoir un esprit positif ». Et c’est ainsi que, comme le note le philosophe Michel Serres, « l’optimiste passe pour un imbécile ».
C’est aussi l’avis de Jean-Benoît Nadeau. « Le pessimisme est une espèce de prêt-à-penser. Culturellement, les Français ne sont pas capables de dire qu’ils ne savent pas. Tout cela fait qu’il est plus prudent de produire une opinion pessimiste. » De son séjour en France, le Canadien garde des souvenirs savoureux de ses émerveillements face aux performances des trains ou à la qualité des menus des cantines… que des Français se pressaient de piétiner en lui assurant qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Car, selon lui, il règne dans le pays « une telle affirmation publique du négativisme qu’il est extrêmement difficile de ramer à contre-courant. Le problème n’est pas que ça va mal, c’est la conviction que ça va mal ».